dimanche 4 mars 2012

AGS : Réflexions sur "En territoire ennemi" (2001)

Vous trouverez ci-dessous un billet co-écrit avec Stéphane Mantoux du blog allié Historicoblog. Nous inaugurons là une chronique cinéma sur AGS consacrée aujourd'hui au film En territoire ennemi (Behind Enemy Lines, 2001).


Titre original : Behind Enemy Lines.
Date de réalisation : 2001.
Réalisateur : John Moore.

Ci-dessous, la bande-annonce du film.


L’histoire : lors de la phase finale de la mission de maintien de la paix de l’OTAN en Bosnie, en décembre 1995, les lieutenants Chris Burnett (Owen Wilson) et Jeremy Stackhouse (Gabriel Macht), stationnés sur un porte-avions dans la mer Adriatique, conduisent une mission de reconnaissance au-dessus du terrain. Durant leur vol, ils repèrent une activité anormale dans la zone démilitarisée, où les avions de l’OTAN n’ont pas le droit de pénétrer. Burnett convainct pourtant Stackhouse de le faire, mais il ignore qu’ils vont filmer des concentrations de troupes des Serbes de Bosnie dissimulés à cet endroit, ainsi que des fosses communes où ceux-ci ont exécuté des musulmans bosniaques. Le commandant local des Serbes de Bosnie, le général Miroslav Lokar (Olek Krupa), ordonne d’abattre l’avion. Le F/A-18 Hornet est frappé par l’un des missiles tirés et les deux pilotes s’éjectent. Une patrouille serbe conduite par Lokar s’empare de Stackhouse ; Lokar l’interroge puis le fait exécuter par son bras droit, Sasha (Vladimir Mashkov). Burnett, qui a assisté à la scène, se fait repérer. Commence alors une longue chasse à l’homme à travers la Bosnie, tandis que le commandant du porte-avions, l’amiral Leslie Reigart (Gene Hackmann), met tout en oeuvre pour récupérer le pilote abattu…

L’histoire (vraie) : Le film s’inspire assez nettement de l’incident dit de Mrkonjic Grad : le 2 juin 1995, un F-16C de l’US Air Force est abattu au-dessus de la Bosnie par un missile sol-air SA-6. Le pilote, Scott O’Grady, s’éjecte. A ce moment-là, l’OTAN intervient au-dessus de la Bosnie pour faire respecter une « No Fly Zone » (opération Deny Flight) afin de décourager les appareils serbes de d’en prendre aux civils bosniaques et aux forces croates et bosniaques. Le 2 juin, 2 F-16 du 555th Fighter Squadron basé à Aviano sont donc en patrouille au-dessus de la Bosnie, avec une configuration Wild Weasel (lutte antiradar : missiles HARM et dispositifs de brouillage). Les deux avions sont étrangement envoyés seuls alors que la veille, l’OTAN a détruit un dépôt de munitions serbe à Pale, provoquant la colère des intéressés qui prennent alors 400 soldats de l’ONU en otage. Les Serbes tendent un piège aux deux appareils : ils déplacent l’une de leurs batteries de missiles SAM (dont les emplacements sont connus des pilotes de l’OTAN) au sud de la ville de Banja Luka. La batterie de SA-6 Gainful (un SAM utilisé pour la première fois pendant la guerre du Kippour, en 1973, et modernisé depuis) n’allume son radar qu’après avoir été survolée par les F-16, leur laissant un temps de réaction très court. Deux missiles sont tirés : le premier, caché par les nuages, explose entre les deux avions, le deuxième percute sur le ventre l’appareil d’O'Grady (indicatif : Basher 52) qui parvient toutefois à s’éjecter. Atterrissant en territoire hostile, il arrive à éviter la capture face aux patrouilles serbes. Il ne se sert de sa radio que le quatrième jour pour commencer à signaler sa position. Juste après minuit, le 8 juin, il entre en contact avec un F-16 de son escadrille. Après confirmation de son identité, la mission de sauvetage est mise en branle. L’amiral Leighton Smith, commandant les forces sud de l’OTAN, appelle à 4h40 le colonel Martin Berndt des Marines et lui donne l’ordre d’exécution. De l’USS Kearsarge, 2 CH-53 Sea Stallions décollent avec 43 Marines de la 24th Marine Expeditionnary Force (celle-là même qui avait été décimée à Beyrouth en 1983 par l’explosion d’un camion suicide dans ses baraquements, 241 morts) à bord. Ils sont escortés par une paire d’hélicoptères d’attaque AH-1W Super Cobras et par une autre paire de AV-8B Harriers. En soutien se trouvent aussi 2 EA-6B Prowler de guerre électronique de la Navy, 2 F/A-18D des Marines, une paire d’A-10 de l’Air Force, ainsi que l’AWACS de l’OTAN. A 6h35, O’Grady est récupéré par les Marines en 7 minutes à peine, sans accroc. Sur le chemin du retour, un radar à missiles serbe accroche la mission Search and Rescue ; un appareil américain demande l’autorisation d’ouvrir le feu, ce qui lui est refusé, de peur de déclencher un conflit plus large. Deux missiles sol-air portables sont cependant tirés contre les hélicoptères, qui reçoivent aussi des balles d’armes de petit calibre. A 7h30, O’Grady est sain et sauf à bord du Kearsarge. Quelques mois plus tard, le 11 août, un drone MQ-1 Predator est lui aussi abattu au-dessus de la Bosnie. Le 30 août, l’OTAN lance l’opération Deliberate Force, une campagne aérienne massive qui met fin au siège de Sarajevo et aboutit à la conclusion de la guerre en Bosnie. O’Grady reprochera plus tard à 20th Century Fox d’avoir réalisé En territoire ennemi sans le consulter et d’avoir falsifié sa personnalité à travers l’acteur censé le représenter ; il sera débouté par la justice américaine, mais aura entre temps réalisé un documentaire pour la BBC, Behind Enemy Lines : The Scott O’Grady Story. Il écrira également plusieurs livres sur son expérience.

Ci-dessous, un reportage de la télévision américaine en 1995 sur l’opération de sauvetage de Scott O’Grady.


Ci-dessous, un documentaire sur l’épopée d’O'Grady avec sa contribution.


Derrière l’histoire… : Le film a été tourné en Slovaquie. Durant le tournage, il n’y avait pas de neige, ce qui est exceptionnel dans ce pays : il a donc fallu recréer de la neige artificielle. L’équipe n’a pas pu trouver de Serbes pour jouer dans le film en raison de la posture très critique envers ce peuple que sous-tend le propos. C’est pourquoi le général serbe est joué par un acteur polonais et son bras droit par un Russe… Le porte-avions utilisé pour les scènes en extérieur est l’USS Carl Vinson (CVN-70, on voit d’ailleurs le numéro sur l’îlot dans le film). Quant aux scènes en intérieur, elles ont été filmées à la fois sur le Vinson et sur l’USS Constellation (CV-64). A noter que durant le tournage de la scène de combats urbains dans la ville de Hac, le réalisateur John Moore faillit presque être tué par le char qui défonce un mur, n’étant sauvé que par la présence d’esprit d’un cascadeur. En territoire ennemi réutilise aussi des scènes du film Savior (1998), au moment des flashbacks sur les massacres de musulmans bosniaques par les Serbes ; hors, dans Savior, ce sont des miliciens croates de Bosnie qui exécute des Serbes… si le film s’inspire largement de l’aventure d’O'Grady (bien que celui-ci n’ait jamais été en contact avec des civils, comme cela est le cas de Burnett dans le film), il faut noter que celui-ci pilotait un F-16 et non pas un F/A-18F Super Hornet (qui n’était pas encore entré en service en 1995, il sera opérationnel dans l’US Navy en 2001). En territoire ennemi puise évidemment dans les événements de la guerre de Bosnie et les massacres qui l’ont émaillée, poussant l’OTAN à intervenir. Les accords de Cincinnati mentionnés au début du film sont sans doute le pendant des accords de Dayton, signés après la campagne aérienne de l’OTAN et l’offensive croate contre les forces serbes en Croatie et en Bosnie. Géographiquement, il y a quelques incohérences, puisque Burnett et Stackhouse sont abattus au-dessus de la région de Srebrenica, à l’est de la Bosnie, alors qu’ils parlent à un moment de la partie sud de ce même pays. Gene Hackmann, qui joue le rôle de l’amiral américain cherchant à récupérer son pilote, avait été de l’autre côté de la barrière dans Bat 21 (1988) de Peter Markle. Bat 21 raconte le sauvetage du lieutenant-colonel Iceal Hambleton (joué par Gene Hackmann), seul survivant d’un appareil EB-66 abattu par un missile nord-viêtnamien au-dessus de la piste Hô Chi Minh le 2 avril 1972, en pleine offensive d’Hanoï contre le Sud-Viêtnam.

En territoire ennemi sort dans les salles en novembre 2001, juste après les attentats du 11 septembre . C’est un succès commercial aux Etats-Unis où il dépasse les 20 millions de dollars de recettes dès la première semaine. Le projet de la compagnie Davis, basée à Los Angeles, avait pourtant connu des difficultés : il a fallu le lobbying d’anciens pilotes de la Navy pour obtenir le soutien du département de la Défense américain. Davis présente son film comme le « prochain Top Gun » et comme un tremplin de recrutement pour l’US Navy, qui va fournir le matériel adéquat (voir ci-dessus). John Moore, le réalisateur, est alors un adepte des films commerciaux à petit budget. Le script séduit Gene Hackmann, lui-même ancien Marine et habitué des films patriotiques sur la guerre du Viêtnam (Uncommon Valor, 1983-Retour vers l’enfer en français ; Bat 21, avec déjà l’histoire du sauvetage d’un pilote abattu derrière les lignes ennemies). Le film, plutôt destiné à un public masculin -et adolescent aussi, pourrait-on dire- se gargarise d’un nationalisme chauvin. Il héroïse la machine de guerre américaine, à la puissance incomparable, d’une efficacité bureaucratique certaine, mais surtout menée par des hommes respectant le même code de valeurs (sens du devoir, sens de l’honneur, respect des traditions). Il met en scène l’engagement héroïque des Américains sur le plan moral et celui de la défense, universelle, des droits de l’homme. En ce sens, il rejoint une longue tradition du film de guerre américain que l’on retrouve la même année, aussi, dans La chute du faucon noir. Le film place également la bureaucratie otanienne, alliée des Etats-Unis, comme un obstacle à la mission morale héroïque des Américains. Il reflète la culture américaine du militarisme telle qu’elle était en vogue sous l’administration de G.W. Bush…

Du monde de l’après-guerre froide à l’Amérique de l’après-11 septembre

Ne nous leurrons pas, Behind Enemy Lines est avant tout un film commercial. Il cible ainsi un large public et véhicule pour cela un nationalisme exacerbé et une imagerie post-11 septembre dont rend très bien compte l’affiche promotionnelle suivante. Le pilote de l’US Navy abandonné y est représenté dans une attitude vengeresse en train de charger, arme au poing, les ennemis qui le harcèlent et qui le poussent contre deux tours de lumières entourées par des nuages de fumée. Cette image est symbolique de l’Amérique de l’après 11 septembre. Tout comme le héros, la superpuissance américaine s’est réveillée, en colère, et prête à en découdre pour réclamer une vengeance légitime.
Comme le montre Cynthia Weber, contrairement au héros de La Chute du faucon noir (film sorti la même année comme nous l’avons déjà précisé) dont l’idéalisme se trouve remis en cause par la conduite de la guerre, le héros de En territoire ennemi est un pilote Américain désabusé dont le réalisme pessimiste va peu à peu se transformer en idéalisme explicitement assumé. Ce cheminement – cette conversion devrions-nous peut-être dire – est aussi celui de l’Amérique. Aussi ce film dégage-t-il deux parties.

La première partie est symbolique du regard que porte l’Amérique sur le monde des années 1990. Lorsqu’il est interrogé par son commandant, l’amiral Leslie McMahon Reigart, le lieutenant Chris Burnett explique pourquoi il ne veut plus servir son pays : « I signed up to be a fighter pilot. I did not want to be a cop. I certainly did not want to be a cop in a neighborhood nobody cares about. That and the routine in the ship kind of wore me out ». En réponse à Reigart qui prétend que l’Amérique est bel et bien en guerre, il ajoute : « If we are at war why doesn’t somebody act like we are at war because as far as I can tell we go out, we fly around and we come back. Now, maybe we’re pretending we’re in the middle of a fight but that is all we’re doing. We’re pretending. Because we’re not fighting. We’re watching » (vers la 10e minute). De fait, auparavant, les choses étaient simples et la moralité toujours sauve car facile à situer et à délimiter. Burnett ne dit pas autre chose : « everybody who signed up wants to punch a Nazi in the face at Normandy but those days are long gone » (vers la 8e minute). Désormais, il n’y a plus d’ennemis, seulement des conflits dans des régions sans intérêts, par exemple le désert irakien des Rois du désert (1999), véritables « shit holes » où l’on se bat et où l’on meurt sans en connaître la raison. Qui plus est, plutôt que de régler ces conflits, l’Amérique en est réduite à les observer de loin. Bref, tel est l’état du « nouveau désordre mondial » et ce n’est pas cette ambiguïté dont Burnett veut pour l’Amérique.

D’où la seconde partie du film, plus actuelle car représentative des années 2000, qui traite de la redécouverte par le héros du sens de sa mission et de son rôle en tant qu’Américain. Pour cause, en essayant d’échapper à ses poursuivants, Burnett renoue avec le professionnalisme militaire. Il démontre pour cela son courage, sa détermination et son sens de l’initiative. Ce processus de « remasculanisation », également discernable dans un film comme Independence Day (1996), met un terme à l’ambiguïté. Les ennemis sont reconnus, combattus et finalement anéantis. Cela est d’autant plus vrai que l’ennemi n’est pas seulement l’étranger au sens géopolitique du terme. Il existe un autre adversaire, plus insidieux celui-ci, i.e. « l’ennemi de l’intérieur » (enemy within) qui se cache dans la bureaucratie et qui cherche à empêcher le héros de réaliser sa mission. Ce thème n’est pas nouveau. Il est au contraire caractéristique des films post-Vietnam, à l’image de la série Rambo, dans lesquels l’ennemi est souvent la CIA ou le gouvernement américain lui-même. Dans la version post-guerre froide de Behind Enemy Lines, l’obstacle majeur au sauvetage de Burnett est incarné par l’OTAN. OTAN qui est d’ailleurs personnifiée, sans que cela soit d’ailleurs explicitement précisé, par un non-Américain – que l’on peut penser Français s’il n’y avait les deux prénoms – l’amiral Juan Miguel Piquet (interprété par le Portugais Joaquim de Alamedia). Piquet est métaphoriquement situé en « territoire ennemi » car, même s’il n’en est pas conscient, il montre par ses actions qu’il est complice avec les Serbes. Reigart, version martialisée d’Antigone, aura donc raison d’aller à l’encontre de la hiérarchie (chain of command) en poursuivant une vérité plus noble et plus pure, celle incarnée par la loyauté à l’égard de ses soldats et de son pays, illustrant ici ce que Walter Russel Mead a qualifié de tradition « jacksonienne ».

Remasculanisée, l’Amérique l’est aussi. Car le film n’est pas simplement une illustration de la guerre en Bosnie. En effet, comme le montre Gearóid Ó Tuathail, il n’est pas tant l’histoire du sauvetage héroïque d’un pilote américain perdu derrière les lignes ennemies, que le sauvetage de l’Amérique perdue dans un monde frustrant où l’ambigüité géopolitique est synonyme d’incertitude morale. C’est ici que le lien doit être fait avec le 11 septembre. Désormais, en 2001, le « us » vs. « them » peut de nouveau être appliqué. On est soit avec l’Amérique soit avec les terroristes. Dès lors, le conflit entre Reigart et Piquet rend compte d’une opposition plus profonde : si la loyauté de Reigart vis-à-vis de sa famille militaire est juste et légitime alors la réaction de l’administration Bush en 2003 l’est aussi. L’Amérique qui est allée contre le Conseil de Sécurité des Nations unies a défendu une cause supérieure. Dans les propres mots de Bush, « thecause we serve is right, because it is the cause of all mankind ».

Pour en savoir plus :

L’épopée du capitaine O’Grady avec des détails… croustillants (au sens propre).

One Amazing Kid – Capt. Scott O’ Grady escapes from Bosnia-Herzegovina

On s’intéressera également à plusieurs articles, à l’origine de la dernière partie et portant sur l’idéologie sous-tendue par le film (et les films américains en général depuis le 11 septembre).

Gearoid O THUATHAIL, « TheFrustrations of Geopolitics and the Pleasures of War : Behind Enemy Lines andAmerican Geopolitical Culture », Geopolitics, 10, 2005, p. 356-377. Il est intéressant de comparer cet article à diverses autres interprétations filmiques. Tel est notamment l’objet de l’ouvrage suivant :

Marcus POWER et Andrew CRAMPTON, Cinema and Popular Geo-Politics, Routledge, 2007.

On lira aussi :

Cynthia WEBER, Imagining America at War : Morality, Politics and Film, Routledge, 2005.

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