mardi 9 octobre 2012

Des surprises stratégiques (3) Le soulèvement des machines

You’re judging me on things I haven’t even done yet. Jesus. 
How were we supposed to know?

Here, in Alaska, at the bottom of a deep, dark hole, the robots betrayed their pride in humankind. Here is where they hid the record of a motley group of human survivors who fought their own personal battles, large and small. The robots honored us by studying our initial responses and the maturation of our techniques, right up until we did our best to wipe them out. What follows is my translation of the hero archive. The information conveyed by these words is nothing compared to the ocean of data locked in the cube. What I’m going to share with you is just symbols on a page. No video, no audio, and none of the exhaustive physics data or predictive analyses on why things happened like they did, what nearly happened, and what never should have happened in the first place. I can only give you words. Nothing fancy. But this will have to do. It doesn’t matter where you find this. It doesn’t matter if you’re reading it a year from now or a hundred years from now. By the end of this chronicle, you will know that humanity carried the flame of knowledge into the terrible blackness of the unknown, to the very brink of annihilation. And we carried it back. You will know that we are a better species for having fought this war.

Entre Robopocalypse et World War Z, la comparaison est à première vue inévitable. Elle semble en effet justifiée à plus d’un titre tant l’auteur, Daniel H. Wilson, apparaît être aux robots ce que Max Brooks est aux zombies. Tout comme ce dernier, Wilson, par ailleurs docteur en robotique, est l’auteur d’ouvrages satiriques à succès tels que How to Survive a Robot Uprising: Tips on Defending Yourself Against the Coming Rebellion (2005) et How to Build a Robot Army: Tips on Defending Planet Earth Against Alien Invaders, Ninjas, and Zombies (2007). Tout comme Brooks, dont l’adaptation du livre au cinéma – avec Brad Pitt en tête d’affiche – est prévue pour 2013, son roman robopocalyptique a suscité l’attention et l’appétit d’Hollywood et de sa plus célèbre incarnation, Steven Spielberg qui a annoncé une sortie pour 2014. De manière beaucoup plus significative, la construction narrative employée renforce cette impression de parenté, le récit de la guerre contre « Rob » (l’équivalent robot du « Zack » utilisé par Brooks) étant une succession d’histoires racontées du point de vue de plusieurs personnages à divers endroits du monde à travers la bouche du narrateur-acteur-historien (l’histoire est écrite par les vainqueurs !) Wallace Cormac dans un monde post-apocalyptique dans lequel la menace robot s’est dissipée. De manière plus anecdotique, le rapprochement est d’autant plus aisé que la chronique de cette « New War », comme l’appellent les protagonistes, est rendue possible par la diffusion d’un virus qui infecte non plus le corps humain mais l’électronique de notre quotidien : robots domestiques, voitures intelligentes et jouets deviennent ainsi en quelques instants des engins de destruction sans pitié.
File:Robopocalypse Book Cover.jpg
Ça a débuté comme ça… le « robopocalypse » a été déclenché par un superordinateur intelligent cousin de Skynet, Archos, qui, quelques minutes seulement après sa « naissance », informe calmement son créateur que l’humanité a joué son rôle dans la grande histoire de l’évolution et qu’il ne lui reste plus qu’à disparaître :
You humans are biological machines designed to create ever more intelligent tools. You have reached the pinnacle of your species. All your ancestors’ lives, the rise and fall of your nations, every pink and squirming baby – they have all led you here, to this moment, where you have fulfilled the destiny of humankind and created your successor. You have expired. You have accomplished what you were designed to do.
… une thèse qu’il défend face à l’humanité dans sa globalité, ici incarnée par différents personnages qui, de la sénatrice américaine et de ses enfants, au soldat américain stationné en Afghanistan – oui, les Etats-Unis y sont toujours – en passant par le robot-geek japonais, le guérillero Cormac Wallace ou encore un hacker londonien, sont témoins du soulèvement des machines (la fameuse « Heure Zéro ») et de ce qui s’ensuit : la déportation et l’assassinat méthodique de masse de l’espèce humaine, les expérimentations de « Rob », les réfugiés, la résistance dans les cités, la longue marche vers la liberté, etc. 

Telle est aussi la tragédie de Robopocalypse tant il apparaîtra approprié au lecteur de rechercher les promesses offertes par World War Z. Or Wilson n’a ni le talent narratif ni l’imagination de Max Brooks. L’absence de profondeur des personnages n’explique pas tout. De notre point de vue, la plus grande déception est l’absence du politique. Il n’y a simplement rien sur comment les sociétés, les institutions et les acteurs politiques ont répondu et/ou favorisé l’éclatement de la guerre totale des machines contre l’humanité à « l’heure zéro ». Autant World War Z offrait une véritable perspective globale à la mesure du défi posé par la menace pandémique zombie, autant l’ouvrage de Wilson se réduit à l’étude de principalement trois pays (les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon) plus quelques régions exotiques (comme l’Afghanistan, mais le point de vue reste américain) sans d’ailleurs fournir d’explications quant à leurs relations, voire, de manière plus étonnante encore, sur la façon avec laquelle ils communiquent et coordonnent leurs efforts. Comme l’écrit Charli Carpenter, « Who would have thought a book about a zombie plague would have seemed realistic by comparison? ». « Wilson’s imaginary Earth seems less like a commentary on our own culture and more like a strange and surreal fantasy. In short, it fails precisely where World War Z or TIPZ [Theories of International Politics and Zombies, voir billet précédent] succeeded – at portraying the world largely as it is, plus zombies. »

C’est d’autant plus dommage que l’occasion était belle : l’allégorie robot et cyborg offre en effet des possibilités réellement infinies loin du manichéisme de l’univers zombie. Une richesse que la série Battlestar Gallactica deuxième du nom illustre parfaitement. Quant au mythique Terminator, il convient de noter qu’il est non seulement le seul robot à entrer dans le Top 100 des plus grands personnages du cinéma, mais qu’il figure également dans les deux catégories : celle des plus grands « méchants », comme celle des « gentils ». Pour cette raison, si l’approche « in the box » explicitement choisie par Dan Drezner ne se voulait être qu’un reflet particulièrement sage des RI (précisément un texte court pédagogique apprécié par les élèves et leurs professeurs), l’utilisation de la culture populaire peut aussi conduire à un résultat opposé, soit la remise en cause des postulats tenus pour acquis, la transgression des frontières mentales, et l’ouverture des Relations internationales sur un mode de pensée nouveau. Sans être un équivalent parfait, Wired for War: The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century (2009) offre ainsi des réflexions innovantes sur l’état des relations internationales. L’objectif a beau être différent, la méthode reste la même. Comme l’explique l’auteur, P. W. Singer, chercheur à la Brookings Institution, « the topic I am wrestling with is located where warfare, history, politics, science, business, technology, and popular culture all come together ».
Là où la métaphore zombie ne montre, en général, qu’une lutte opposant l’humanité à une masse sub-humaine plus ou moins stupide, le cyborg nous parle d’un monde en transformation dans lequel la mixité, l’hybridité, et l’ambiguïté constituent autant de concepts clés. Ce genre de réflexion convient mal à un mode de pensée, positiviste dirons-nous, élaboré à partir des trois courants traditionnels de relations internationales. Et pour cause, à lire Singer, « History may look back at this period as notable for the simultaneous loss of the state’s roughly 400-year-old monopoly over which groups could go to war and humankind’s loss of its roughly 5,000-year-old monopoly over who could fight in these wars ». Ce n’est en effet plus seulement l’Etat en tant qu’acteur principal des RI mais l’homme lui-même dont il faut remettre en cause la centralité. De même que certains redécouvrent l’œuvre de Philip K. Dick, y compris à travers ses avatars cinématographiques (de Blade Runner, 1982, de Ridley Scott, à Total Recall, 1990, de Paul Verhoeven), et que d’autres s’interrogent sur la mesure dans laquelle les aspects cyborg de la guerre moderne permettent aux femmes « de se battre comme des hommes », de même faisons-nous une utilisation de plus en plus grande d’Internet et des médias sociaux, alors que nos allégeances nationales complètent d’autres identités (comment qualifier l’être interconnecté ?), et que l’on commence à mélanger tissus humains et électroniques pour améliorer nos capacités (combien d’éléments artificiels pouvons-nous ajouter à un corps humain avant que celui-ci ne devienne cyborg ?, s’agit-il d’une bonne ou d’une mauvaise chose ?). Bref, savoir qui nous sommes, voire ce que signifie être un être humain, est une interrogation à la fois très actuelle et très moderne.

Malheureusement pour nous, les humains du roman de Daniel Wilson n’ont qu’une seule identité, celle négative de « non-machine ». Les tensions entre groupes humains concurrents – inhérentes aux histoires de zombies, de The Walking Dead à 28 Days Later – sont négligeables. Dans un tel monde, la construction d’alliances est en effet aisée : combattre « Rob ». L’avènement du premier être cyborg ne change rien à la donne. Dans le livre, le « cyborgisme » est infligé par Archos aux humains lors d’expérimentations cruelles. Mais l’opération est loin de bénéficier au camp robot, la plupart des victimes parvenant curieusement, et à préserver leur identité humaine originelle, et à être rapidement réintégrées au sein de leur espèce originelle. Il n’existe en effet aucun niveau intermédiaire ; pas d’allégeances, de stratégies ou de tactiques non plus qui différencient les humains entre eux. Le paradoxe est que l’ouvrage de Brooks – a priori plus à même de développer un univers en N&B – offre de ce point de vue une humanité plus diverse. L’exemple qui vient à l’esprit est celui des Quisling, ces humains traumatisés qui se comportent comme des morts-vivants aussi bien avec les leurs qu’avec ceux qu’ils cherchent à imiter. Le factionnalisme qui émerge dans le camp robot est une trouvaille aussi originale qu’intéressante. Elle n’est pas toutefois suffisamment explorée et se révèle être, une nouvelle fois, une occasion manquée. Wilson connaît pourtant son sujet ; comme l’écrit Glen Wilson, « You can’t say the guy hasn’t taken the dictum "write what you know" to heart ». L’accent mis sur la dépendance humaine à l’égard de la technologie, et donc la vulnérabilité tant matérielle que psychologique de l’humanité, suscitera inévitablement l’intérêt du lecteur. Wilson explore ainsi les liens entre robotique et sexe, de même que les liens émotionnels puissants qui peuvent relier un humain avec ses objets électroniques. Toutefois, il n’est pas non plus directement question du débat concernant le développement de robot autonome, et ce malgré le fait que intelligence artificielle et machine tueuse se rapprochent de plus en plus. Dans le futur proche décrit par Wilson, les robots autonomes militaires les plus utilisés ne sont pas armés. Ils ressemblent davantage à des C3-PO, des « robots protocolaires » placés à l’interface entre les militaires et les insurgés/indigènes et chargés d’absorber les frustrations sans jamais retourner l’insulte ou la violence… du moins pas avant d’être rendu amok par le virus déclenché par Archos. L’idée est extrêmement séduisante, mais notre univers, incarné aujourd’hui par les PackBot, Predator, Global Hawk, MARCBOT, TALON, SWORDS ou autres warbotstémoigne d’une réalité plus terrible encore.

A lire P. W. Singer, l’on comprend combien l’interface humain-machine est importante. En entraînant un changement d’environnement identitaire, c’est en effet une nouvelle réalité qui est créée. L’apparition de la guerre à distance interroge autant pour ses impacts du point de vue institutionnel (la possibilité de faire la guerre à moindre frais – sans payer l’impôt du sang – sans que le décideur ait de compte à rendre avec la population), que pour ses conséquences psychologiques (l’apparition du « cubicle warrior » qui « va à la guerre » la journée et rentre chez lui dans sa famille le soir, et de ses soldats qui nouent des liens émotionnels avec leurs robots), démographiques (la disparition du soldat spécialisé et très expérimenté au profit du militaire formé aux jeux vidéos et devenu vétéran en quelques dizaines d’heures seulement, de même que  l’apparition de contractuels civils chargés d’assurer la maintenance technique sur place là où le danger « physique » existe en contradiction avec le danger « virtuel » auquel les pilotes restés au pays sont confrontés) et éthiques (la question de la responsabilité, qu’accentuent la vidéoludisation de la guerre et à terme l’élimination de la variable humaine de la boucle de décision).

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Bien que tous les deux populaires, à l’image plus généralement de la littérature apocalyptique, l’être artificiel, mélange d’électronique et de métal, est plus à la mode que la créature de la nuit. Malgré une peur primitive bien réelle, la menace zombie paraît absurde. En cela, son utilisation allégorique autorise une relative créativité dont témoigne en partie l’ouvrage de Daniel Drezner cité dans le billet précédent. La métaphore robotique est selon nous différente mais tout aussi puissante. Le fait est que, singularité oblige, la menace cyborg est considérée par beaucoup comme quelque chose de presque palpable. Le soulèvement des machines occupe un horizon vraisemblable. Elle présente ainsi l’avantage d’être inscrite dans le réel :
Right now, we refer to these systems as "unmanned" or "artificial," calling them by what they are not […]. This is not only because we can’t yet conceptualize exactly what these technologies are and what they can do. It is also because their nonhumanity sums up their difference from all previous weapons. It is why their effect on war and politics is beginning to play out in such a new and revolutionary manner […]. Because they are not human, these new technologies are being used in ways that were impossible before. Because they are not human, these new technologies have capabilities that were impossible before. And, because they are not human, these new technologies are creating new dilemmas and problems, as well as complicating old ones, in a manner and pace that was impossible before.
Selon l’auteur de Wired for War, quatre postulats conditionnent l’avènement du robopocalypse et constituent au moins sur le court terme autant d’obstacles :
1) Les robots sont indépendants, ils sont capables de produire leur propre énergie, de se réparer et de se reproduire en totale autonomie ;
2) Les machines sont plus intelligentes que les êtres humains, mais ne possèdent aucune des qualités positives qui caractérisent ces derniers (empathie, etc.) ;
3) Elles sont malgré tout capables d’exprimer un instinct de survie et un désir de domination et de contrôle de leur environnement ;
4) L’humanité n’a absolument aucun contrôle sur la prise de décision robotique.
L’enjeu n’est pas seulement le comportement du robot lui-même, il concerne aussi bien l’éthique du scientifique fabriquant la machine, que celle du militaire et du politique qui en financent la création et en déterminent l’utilisation. Les Lois d’Asimov constituent un idéal dont la moindre limite se trouve être son caractère fictionnel. D’autres univers parallèles imaginaires ont fait le choix du néo-luddisme, qu’il s’agisse de Star Wars ou de la série Dune : dans ces récits, l’homme utilise des robots intelligents pour faire la guerre mais choisit finalement de les bannir et d’en interdire le développement…



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« Des surprises stratégiques (2) Le jour des morts-vivants »
« Des surprises stratégiques et des « inconnus inconnus » (1) Introduction »


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