samedi 10 novembre 2012

Entretien avec Christian Lardier, journaliste à Air & Cosmos

Christian Lardier est journaliste, chef de rubrique « Espace » depuis 1994 du célèbre magazine Air & Cosmos (@AiretCosmos), l’unique référence en matière d’information aéronautique et aérospatiale en langue française. A l’occasion de son départ à la retraite (voir le numéro daté du 2 novembre, p. 10), après dix-huit années passées à l’hebdomadaire, il a accepté de répondre à nos questions et de revenir sur son parcours. Au programme : journalisme spatial, Corée du Nord, Russie, Etats-Unis, pertinence du « space control » face à la problématique des débris et histoire du spatial. Qu’il soit vivement remercié.
Monsieur Lardier, pouvez-nous parler de votre parcours ? Comment êtes-vous arrivé à la tête de la rubrique Espace d’Air & Cosmos ? Plus généralement, comment est née votre passion pour l’Espace, notamment le programme spatial russe ?

Je suis un autodidacte : je n’ai pas de parcours en tant que tel. Je n’ai pas non plus suivi de formation Espace spécifique. Ma passion pour l’Espace est née durant mon adolescence au contact d’Albert Ducrocq (1921-2001), célèbre chroniqueur spatial des années 1960 aux années 1990 que j’ai eu la chance de rencontrer. Doué d’une énorme capacité de travail, Albert Ducrocq a animé de manière quotidienne une chronique sur Europe 1, ainsi que dans les pages scientifiques du journal Le Figaro. Il a également beaucoup écrit : aussi bien des articles pour des hebdomadaires, comme Air & Cosmos et Sciences et Avenir, que des ouvrages – en moyenne un par an. Je faisais partie de ses élèves. Et bien que je n’aie jamais eu la prétention de rattraper le maître, je me suis toujours efforcé de le prendre comme modèle. 

J’ai commencé à écrire grâce à Albert en 1974. Mon premier article, écrit pour le compte de Sciences et Avenir, a pour sujet « les résultats scientifiques des sondes martiennes ». J’avais alors 22 ans. J’ai continué à rédiger des piges pendant une vingtaine d’années à la demande d’Albert Ducrocq, en parallèle à mon activité professionnelle fixe. C’est de cette façon que j’ai fait la connaissance du personnel d’Air & Cosmos et notamment du chef de la rubrique « Espace ». Lorsque celui-ci est passé rédacteur en chef de l’hebdomadaire, j’ai pris sa succession à la tête de la rubrique « Espace ». C’était en 1994, j’avais alors 42 ans.

J’ai beau avoir été pigiste pendant 20 ans, j’ai longtemps été davantage connu pour mon expertise sur le spatial soviétique. Je suis en effet les affaires russes depuis 1972. J’ai commencé par curiosité : alors qu’il y avait surabondance d’informations sur les autres programmes spatiaux, on ne savait pas grand-chose du spatial soviétique. La chape de plomb du secret couvrait l’essentiel des activités spatiales soviétiques, il y avait à gratter, je me suis lancé. J’ai donc appris le russe en autodidacte, avec un dictionnaire et une grammaire de première année de fac. C’est de cette manière que j’ai pu suivre dans les publications originales les activités russes : j’ai pu ainsi avoir accès à tout un ensemble de quotidiens, mensuels et ouvrages en langue russe que j’achetais à la Librairie du Globe, point de ralliement pour les livres publiés en URSS durant la guerre froide. Avec les copains, on formait un petit cercle de spécialistes et on assurait une sorte de veille. Mes premiers voyages en URSS datent de cette période. A partir de 1975, mes voyages effectués à partir d’un visa touristique sont devenus annuels. J’en ai alors profité pour tisser des liens, créer un réseau. C’est en 1988 que j’ai obtenu l’accréditation du Ministère des affaires étrangères de l’URSS. Devenu officiellement journaliste permanent à Moscou, mes déplacements de presse s’effectuaient désormais avec les journalistes russes, non plus avec les étrangers. Au moment de l’effondrement et de la transition, de 1989 à 1992, je me suis retrouvé à mi-temps en France et en Russie avec une carte qui m’ouvrait toutes les portes. Le programme spatial soviétique n’a longtemps été connu qu’à travers les versions officielles et les informations en provenance de magazines spécialisés aux Etats-Unis dont la pertinence (« info ou intox ») est toujours problématique. Grâce à mon accès privilégié aux archives déclassifiées, j’ai donc pu réécrire l’histoire que l’on connaissait. Le résultat de ce travail, mon premier livre, a été publié en 1992 sous le titre L’astronautique soviétique. Une référence sur la question : il s’agissait en effet du premier livre jamais écrit en utilisant cette approche nouvelle.

C’est aussi à ce moment, en 1994, que je suis entré chez Air & Cosmos pour travailler sur l’ensemble des sujets touchant au spatial, et non plus seulement le spatial soviétique. Cela fait maintenant dix-huit ans que je travaille seul à la rubrique « Espace ». Les concurrents américains Space News et Aviation Week ont une approche différente : ils fonctionnent avec des équipes étoffées de plusieurs journalistes et correspondants internationaux en Amérique et en Europe. La langue française est la spécificité d’Air & Cosmos. Son lectorat, constitué par les spécialistes et les gens qui s’intéressent au sujet, est stable et fidèle. Air & Cosmos est seul sur ce créneau. En mars prochain, l’hebdomadaire fêtera d’ailleurs ses 50 ans.

Au printemps 2012, vous avez été un des rares journalistes occidentaux à être invité en Corée du Nord pour assister au lancement de la fusée Unha-3 (à lire ici sur le site d’Air & Cosmos, voir aussi cette vidéo), pouvez-nous dire quelques mots de cette expérience ?

Comprendre le programme spatial nord-coréen, c’est d’abord comprendre la compétition qui existe avec la Corée du Sud. L’enjeu est de savoir qui des deux sera le premier à mettre sur orbite un satellite. Pour le moment, la Corée du Nord cumule trois tentatives et trois échecs. La Corée du Sud, après deux échecs à son actif, entend procéder à une troisième tentative prévue pour novembre prochain. La compétition est claire. Le lanceur nord-coréen est construit à partir d’un missile. Il s’agit de quelque chose de courant même s’il y a des exceptions. Par exemple ni le H-2 japonais ni le lanceur britannique Black Arrow qui a lancé le satellite Prospero en 1971 ne sont dérivés de missiles. C’est également le cas du KSLV sud-coréen : il s’agit d’un achat « clef en main » d’un lanceur russe. Lors du lancement d’avril dernier, nous étions trois spécialistes spatiaux, dont Jim Oberg, consultant pour la chaîne NBC. Tous les autres journalistes invités écrivaient pour la presse généraliste : leur seule préoccupation était de démontrer que la fusée tirée par Pyongyang était un missile stratégique.

Du spatial russe, on a tendance aujourd’hui à ne retenir que les difficultés présentes : des problèmes engendrés suite au dysfonctionnement d’un étage de fusée Proton, des débris qui sont malencontreusement créés ou d’une sonde martienne qui ne parvient pas à bon port. Quelles réflexions sur l’état de la Russie ces mauvaises nouvelles vous inspirent-elles ? Qu’en conclure par rapport aux autres puissances spatiales ?

Il y a de la part des analystes français une sous-estimation chronique de la Russie et de la Chine. Selon moi une classification pertinente placerait en première position les Etats-Unis. Viendraient ensuite la Russie, puis la Chine, et enfin en quatrième position l’Europe. Pour la plupart des analystes toutefois, l’Europe se situe au deuxième rang. La Chine est troisième et la Russie quatrième. Il s’agit d’une erreur totale de jugement. La Russie a connu récemment des échecs, mais tout le monde a des échecs. La raison principale tient à un problème de qualité ; les Russes surmonteront ces difficultés passagères. De même la Chine est aujourd’hui capable de pratiquement tout faire dans le domaine spatial. Cela s’explique car la Chine est en passe de devenir la première puissance mondiale.

Le positionnement américain par rapport à la Chine est lié au retour à la Lune. Tout comme les Etats-Unis ont lancé une course à la Lune avec l’URSS, de même s’apprêtent-ils à faire la même chose avec la Chine. Il est certain que la Chine ira sur la Lune, probablement vers 2030. Les Américains n’y reviendront sans doute pas. En réalité, la Chine refait étape par étape ce qui a été fait il y a 30 ou 40 ans. Le problème des Américains, c’est qu’ils n’ont pas de vision : ils ont atteint la limite et n’arrivent pas à la franchir. C’est « what next ? » : il y a beaucoup d’hésitation. Chaque nouveau président remet tout à plat. Si Romney l’emporte demain, c’est toute la politique spatiale d’Obama qui sera sans doute remise en cause. Il n’y a pas de continuité, il n’y pas non plus d’objectif clairement défini.

Parlant des Etats-Unis, mais en s’orientant maintenant vers l’espace militaire, on parlait sous les administrations Clinton et Bush de « space dominance » et de « space control ». Qu’en est-il aujourd’hui : Obama, rupture ou continuité ?

La question fondamentale concernant l’espace militaire est la suivante : comment peut-on neutraliser les satellites en orbite sans pour autant créer de débris ? De ce point de vue, l’arrivée au pouvoir du président Obama a coïncidé avec une réelle prise de conscience – quelque chose que je qualifierais de changement de paradigme. Si on veut maintenir les capacités orbitales, le « space control » doit s’organiser autrement : on ne peut plus polluer. Toutes les histoires antisatellites sur lesquelles les Etats-Unis ont travaillé ces dernières années sont donc gelées. Ne pas créer de débris, voilà qui est fondamental. Bien sûr d’autres moyens existent, aussi bien des armes laser que d’autres arsenaux. La question porte également sur l’élaboration d’un nouvel accord international. Les Américains nous jouent l’Ange Gabriel, mais la réalité est qu’ils ne veulent pas signer de traités qui les empêcheraient de faire ce qu’ils veulent en orbite. Nous en sommes du coup au statu quo : personne ne bougera d’un pouce. Il n’y a que l’Europe pour tenter de donner l’exemple. Reste que même sans traité contraignant tout le monde est conscient qu’il faut éviter que l’espace ne devienne un champ de bataille.

Que comptez-vous faire après votre départ d’Air & Cosmos ?

J’ai cofondé en 1999 l’Institut Français d’Histoire de l’Espace (IFHE). A l’origine de ce projet, il y avait alors le constat selon lequel l’espace allait bientôt fêter ses 50 ans et qu’il n’était donc plus possible d’en parler seulement au présent. De même, mon livre sur la Russie  partait du postulat qu’il était possible de réécrire l’histoire du spatial avec le recul. Il y avait certes déjà des commissions d’histoire un peu partout : l’Académie de l’Air et de l’Espace en comptait une, l’AAAF aussi. Mais aucune ne plaçait spécifiquement la préservation de la mémoire au rang d’objectif. Nous étions pourtant à une période charnière car les pionniers des années 1960 disparaissaient peu à peu, les uns après les autres.

Notre objectif premier est donc de préserver la mémoire orale et les archives personnelles – ce que nous appelons la mémoire écrite – des acteurs du spatial. Notre vocation est la sauvegarde de la mémoire orale et écrite. Notre second objectif est l’écriture de l’histoire à la lumière des déclassifications et avec le bénéfice du recul loin du feu de l’actualité. Nous avons publié des ouvrages, organisé des colloques, récupéré des archives qui sont conservées par le Service historique de la défense au Château de Vincennes. Nous avons également fait des interviews.

Je suis président depuis 5 ans, mais mon travail m’empêchait de me concentrer exclusivement sur cette activité. Je vais désormais pouvoir m’en occuper à plein temps.

Christian Lardier, je vous remercie.

Propos recueillis le 30 octobre 2012 par G.P, De la Terre à la Lune pour AGS.



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