jeudi 3 janvier 2013

Introduction à la Cyberstratégie et détour stratégique aux limites du cyberespace et de l’espace tout-court


Beaucoup d’entre vous l’ont sans doute déjà repéré, certains l’ont même peut-être vu sous le pied d’un sapin ce Noël dernier. Olivier Kempf, auteur du blog bien connu égea, membre fondateur de l’Alliance géostratégique [full disclosure : j’appartiens également à ce groupement], a en effet commis une Introduction à la Cyberstratégie sortie en novembre de l’année dernière chez Economica. Un tel ouvrage était attendu, doublement si je puis dire.
1) Attendu tout d’abord parce que le cyberespace et la cyberstratégie sont largement incompris des non-spécialistes – la prolifération des préfixes en cyber dont l’allié Cidris s’en est récemment, non sans humour, fait l’écho en étant la meilleure preuve. De ce point de vue, une réflexion introductive à la fois approfondie, pédagogique et plaisante à prendre en main, détaillée en neuf chapitres, deux parties et deux annexes, des structures, enjeux et acteurs du cyberespace était plus que nécessaire. Souhaitons qu’elle ne s’arrête pas là, car désormais il existe une référence sur laquelle bâtir. Il faut ainsi noter que ce livre constitue le premier volume de la collection « Cyberstratégie » dirigée par l’auteur lui-même, une collection ouverte aussi bien aux stratégistes qu’aux techniciens à en croire la présentation de l’éditeur et dont il faudra surveiller les prochaines publications.
2) Attendu ensuite car comme le relève à plusieurs reprises Olivier Kempf, le cyberespace n’est pas seulement un outil technique dont les informaticiens auraient le monopole, « c’est aussi un espace humain parce qu’artificiel : c’est un espace social, où des acteurs de tout type agissent, dialoguent mais aussi se confrontent » (p. 6). Dans son exposition des « grands fondements de cette cyberstratégie », ce livre affiche son ambition théorique : celle de venir combler au-delà de « l’effet de mode » les lacunes dont la pensée stratégique francophone souffre en partie, apporter des méthodes nouvelles de pensée, prendre du recul, élever le débat. L’ouvrage ne se situe-t-il pas explicitement dans la lignée du général André Beaufre, auteur d’un incontournable traité de stratégie dont Liddell Hart disait qu’il était « le plus complet, le plus soigneusement formulé et mis à jour […] de cette génération » ? Le choix de l’intitulé, il faut le dire, est admirable. Je salue l’audace et la bonne idée, tout autant que le résultat. 
De fait, avec une telle revendication intellectuelle, l’auteur sait qu’il sera attendu au tournant si défaut il y a. De ce que j’ai pu en lire néanmoins, les commentaires – nombreux – sont globalement très positifs. Je me joins à eux. Mais il est vrai que néophyte en matière cyber comme stratégique, je me garderai bien de chercher de quelconques failles si tant est qu’elles existent. Parce que de très bonnes présentations ont déjà été faites (comme ici), je vais plutôt m’efforcer de relever les points qui m’ont paru les plus intéressants selon la perspective qui me préoccupe sur ce blog et au gré des interrogations qu’ils suscitent. Autant dire que j’ai été séduit et ne compte pas m’arrêter ici !
1) Ainsi, j’ai grandement apprécié les réflexions sur les représentations stratégiques du cyberespace (chapitre 3), de même que celles sur la notion de « sphères stratégiques » (chapitre 4) dont la multiplication, à la façon de poupées gigognes à mesure que de nouveaux champs d’affrontements apparaissent, se produit sur plusieurs niveaux : physiques, regroupant les milieux traditionnels, et immatériels du nucléaire au cyberespace en passant par l’espace « des perceptions ». La présentation n’est pas nouvelle, on trouve des variantes dans plusieurs autres ouvrages de stratégie alors que les Américains ont longtemps parlé de full spectrum dominance incorporant la notion de domination sur tout le spectre des opérations, de l’espace et du cyber et des dimensions terrestres, maritimes et aériennes. Elle est certainement critiquable, ne serait-ce que parce qu’elle sous-entend l’existence d’une hiérarchie même si l’auteur la rejette. Pour ma part, pour prendre un exemple, je ne suis pas certain que l’espace – notamment pour ce qui est de la composante sol – soit particulièrement et de manière spécifique vulnérable aux attaques cyber. Colosse aux pieds d’argile, la puissance spatiale est davantage préoccupée par les attaques physiques que les menaces cyber une fois que ces dernières ont été correctement identifiées et corrigées. Reste que l’image est heuristique, notamment parce qu’elle implique l’existence d’intersections dont il peut être utile d’étudier les caractéristiques. Ainsi des relations qui unissent, compliquent et interagissent aux niveaux des sphères cyber, spatial et électromagnétique. C’est en partie ce que j’ai tenté de produire dans l’article publié sur le site de la RDN en juin dernier. Etudier les synergies et intersections intermilieux, c’est aussi évidemment se poser la question des définitions…
2) Comment définir le cyberespace ? Il faudrait résumer le livre dans son intégralité pour répondre à cette interrogation dans toute sa subtilité. L’auteur nous livre toutefois des clés d’analyse fort intéressantes à travers sa présentation des « trois couches du cyberespace » (chapitre 1) et des frontières et limites que cela suppose (chapitre 2). Selon Olivier Kempf, le cyberespace est construit en trois couches superposées alliant une couche matérielle physique (assimilable mais pas seulement au « hardware » du langage courant : les ordinateurs et systèmes d’informations et toute l’infrastructure nécessaire à l’interconnexion, y compris les relais satellites) à une couche logique ou logicielle (le « software » : tous les programmes informatiques qui traduisant l’information en données numériques, utilisent l’information et la transmettent) et à une couche sémantique ou informationnelle, cognitive ou sociale, bref humaine. Rapportée au spatial et à la question des intersections et conséquences de celles-ci, cette triple définition est stimulante. Il serait sans doute possible de la développer de manière plus systématique que je n’ai pu le faire dans l’article précédemment cité. Jetons quelques éléments. 1) La diffusion de la puissance spatiale, récemment illustrée de manière si spectaculaire par la Corée du Nord, mais plus révélatrice encore lorsque l’on se penche du côté des Etats/acteurs non-étatiques disposant de satellites en orbite, est un exemple frappant lorsque l’on compare cette situation nouvelle à l’époque du duopole de la guerre froide. Un témoin du « pouvoir égalisateur du cyberespace » ? 2) Un autre exemple pourrait être illustré par l’analyse combinée des effets cinétiques et non-cinétiques. Une puissance cyber est-elle nécessairement une puissance spatiale ? 3) Enfin, les enjeux d’influence, de culture, de récits nationaux et de souveraineté que l’espace, « apanage de l’humanité », illustre au quotidien, qu’il s’agisse de parler capteurs (imagerie) ou tuyaux (relais de communications) ou même géopositionnement, pourraient constituer un dernier point. Ici aussi les interférences, au sens littéral, entre cyber et spatial sont nombreuses...
Sur un tout autre registre, je finirai sur une légère déception purement formelle. Si l’adoption d’une bibliographie indicative, par ailleurs bien garnie, est parfaitement compréhensible, j’ai néanmoins trouvé qu’elle aurait mérité des soins plus spécifiques : les titres se suivent en effet parfois sans se ressembler ou lorsque c’est le cas seulement pour se répéter et paraître redondants. Peut-être, je pose naïvement la question, une bibliographie commentée beaucoup plus ramassée et exclusivement centrée sur la littérature francophone cyber aurait-elle été préférable et finalement plus utile dans la perspective de cette Introduction à la Cyberstratégie. Il va sans dire que c’est bien peu de chose, que la plume d’Olivier Kempf est toujours aussi agréable et surtout pertinente et qu’il faut donc lire ce traité particulièrement bienvenu !

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Outre un clin d’œil amical à l’auteur, que l’on me permette d’ajouter ces quelques références : il faut (re)lire et écouter « Cyberstratégie. Quelle place et quel rôle tient-elle dans les relations internationales ? » chez Les Enjeux Internationaux de Thierry Garcin sur France Culture, « Introduction à la cyberstratégie: enfin paru ! » sur égéa pour la fortune critique, « Cyber : introduction à la nouvelle dimension stratégique » sur AGS, ainsi que le cahier Stratégies dans le cyberespace paru en 2011 sous la direction de Stéphane Dossé et Olivier Kempf. 

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