vendredi 27 novembre 2015

Naissance et déclin des frontières du siècle américain

Frontiers for the American Century
Dans ce livre, James Spiller, historien des sciences à l’université d’Etat de New York à Brockport, se prête à un exercice de déconstruction de la notion bien connue de l’exceptionnalisme américain et de reconstruction originale à partir de deux études de cas illustrant chacune une trajectoire particulière du mythe de la frontière dans lequel cette notion a trouvé une de ses incarnations les plus parfaites. En mettant en évidence l’ascension rapide et le lent déclin pendant la Guerre froide des Frontiers for the American Century que sont l’Antarctique et l’espace extra-atmosphérique, cette étude offre une revue détaillée de l’histoire notamment culturelle des Etats-Unis. L’ouvrage met ce faisant en évidence le rôle majeur joué par l’identité pour mobiliser le soutien de l’opinion américaine en faveur de politiques publiques très ambitieuses durant une période de puissance matérielle d’ampleur inégalée jusque là, et perçue en tant que telle par les contemporains, à l’image du « Siècle américain » d’Henry Luce, auquel l’intitulé fait référence.

Pour Spiller, l’article éponyme publié en 1941 dans le magazine Time est en effet fondateur, et cela à deux titres. La première raison est qu’il donne au pays une nouvelle conception de l’exception américaine, en plus de celle inspirée par l’idée de l’Amérique comme Terre promise qui guide sa démarche depuis 1776 notamment face aux querelles et aux ambitions du Vieux Continent. Des décennies après les premières tentatives d’internationalisme et les expériences issues de la grande dépression et du début de la Seconde Guerre mondiale, la notion de « Siècle américain » doit selon son inspirateur mettre en avant l’idée de l’Amérique comme Etat croisé qui cherche non plus à se préserver du monde mais à le transformer à son image. La seconde raison est plus implicite et part du constat qu’aucun projet hégémonique n’est durable sans l’assentiment et le soutien actif des populations qu’il vise à l’étranger mais aussi et surtout au niveau domestique. Pour les contemporains, en particulier après Spoutnik, il apparaît rapidement que la vision offerte par Luce ne pourra devenir réalité que si elle s’appuie sur un discours mobilisateur à même de faire coïncider la réalité de la puissance avec sa perception, autrement dit, une « national identity oriented to internationalism with the power to move Americans ».

Le cosmos et le continent blanc ont accédé au rang de « frontières du Siècle américain » dans ce contexte. Non seulement le motif des frontières de l’espace et de l’Antarctique est gratifiant et politiquement utile face à la compétition émergente avec l’Union soviétique dans les domaines de la science et de la technique, mais il s’avère également politiquement efficace en cela qu’il résonne avec deux versions du mythe de la frontière alors au sommet de leur popularité aux Etats-Unis. 1) L’histoire du progrès national et de la vitalité démocratique racontée par l’historien Frederick Jackson Turner met en effet en avant l’optimisme de l’Amérique d’après-guerre, alors plus que jamais convaincue que l’esprit pionnier qui la caractérise sera gage d’une encore plus grande prospérité et liberté. 2) Il en est de même de l’interprétation privilégiée par le président Theodore Roosevelt qui nourrit l’espoir que le processus de réjuvénation martiale, raciale et sociale sans fin permis par la conquête de la frontière américaine inspirera ses concitoyens et les mobilisera en faveur de projets nationaux grandioses.

Ces deux conceptions servent à la fois de cadre théorique et de fil directeur à l’ouvrage. Quoique leur exploration constitue un apport bienvenu à la littérature déjà bien fournie sur le mythe de la frontière et son utilisation en particulier dans le contexte spatial, là n’est pas l’intérêt premier de Frontiers for the American Century. Ce que Spiller propose n’est pas seulement une étude historique sur les liens étroits unissant culture et science et technologie et programmes publics de R&D, il s’agit plus largement d’une analyse comparative expliquant de manière dynamique comment le « paradigme nationaliste » de la frontière évolue au gré des changements culturels et internationaux.

Le fait de parler de paradigme n’est évidemment pas innocent. Pour l’auteur, qui s’inspire des travaux de Thomas Kuhn, il existe des similarités entre la façon dont les « nationalistes » regardent la nation à laquelle ils appartiennent et la manière avec laquelle les scientifiques traitent les phénomènes naturels. Il y a tout d’abord une phase de « science normale » au cours de laquelle les individus internalisent un certain nombre de lois et tendent à négliger les anomalies susceptibles de les infirmer. Vient ensuite une phase d’ajustement au cours de laquelle de nouvelles hypothèses sont testées et où nous voyons apparaître, si d’aventure celles-ci vont à l’encontre du paradigme existant, un nouveau paradigme qui vient remplacer définitivement l’ancien, en attendant d’être démenti à son tour. Tel a été le cas pour l’espace et l’Antarctique qui, tous les deux, bien que de façon séparée et désaccordée, ont fait l’objet d’une « révolution paradigmatique ». Lorsque l’esprit de conquête qui caractérise la frontière turnerienne (= pour les ressources qu’elle renferme et le progrès socio-économique qu’elle promet) et rooseveltienne (= pour le souffle revigorant qu’elle offre et le renouveau social qu’elle permet) est passé de mode, une nouvelle compréhension culturelle a émergé pour le continent austral centré sur sa préservation face au changement climatique et le rôle d’intendance (stewardship) auquel l’Amérique pouvait plus efficacement prétendre dans sa quête de leadership. Le motif de la frontière s’est montré plus résistant dans le cas du cosmos mais a fini lui aussi par succomber comme en témoigne le malaise qui frappe la NASA et le vol habité en particulier depuis la fin de la Guerre froide. Mais il n’a pour autant disparu, croit savoir l’auteur. Car tant que les Etats-Unis chercheront y compris de manière intermittente à jouer le rôle du shérif, tout est au plus sera-t-il dormant pour citer un ouvrage publié dans les années 1990.

Frontiers for the American Century s’inscrit ainsi à la suite d’un grand nombre de travaux récents d’auteurs anglo-saxons, dont certains ont d’ailleurs déjà été commentés sur ce blog. On trouvera ceci dit l’exercice plus convainquant que chez beaucoup d’entre eux. Le mérite en revient principalement à la décision louable d’arrêter de tourner autour du pot. La distinction plus médiatique que réellement scientifique entre soft et hard power a beau demeurer, on y parle enfin directement de puissance et d’influence et de son indicateur premier qui est la quête du prestige pour lui-même. Comme cela est souvent le cas avec ce type d’écrits, la conclusion arrive toutefois trop tôt et l’on est une fois encore laissé sur notre faim en l’absence d’une analyse couvrant également la période de l’après-Guerre froide au lieu de l’évacuer en quelques paragraphes de conclusion maladroits. Celle-ci demeure donc à ce stade terra incognita et frontière indépassable.




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